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Du bujutsu au budo

par Alban publié le 25.10.19

Il y a quelques temps déjà, en conclusion d'un article sur la signification du terme « shoshin » (à lire ici), j'avais évoqué la distinction entre « bujutsu » et « budō ». Depuis, le temps a passé, mais l'envie de creuser le sujet ne m'a jamais quittée. Je n'osais pas me lancer devant la complexité de la question. Finalement, je franchis le pas en m'autorisant les raccourcis. Les spécialistes de la question m'en excuseront et les néophytes auront ici quelques pistes de compréhension qui, je l’espère, éveilleront leur curiosité.

portrait d'un samourai

Portrait d'un samouraï vers 1864 (Yokohama - F. Beato)


La majorité des arts martiaux japonais connus du grand public utilisent le suffixe « do ». C'est le cas du judo, du kendo ou de l'aïkido. Cependant ces budō viennent des bujutsu qui sont des pratiques plus anciennes. Pour reprendre nos exemples : le judo vient du jiu-jutsu, le kendo du kenjutsu et l'aïkido… en partie de l'aikijutsu — c'est un peu plus complexe.

 

« Bu », « do » et « jutsu » : un peu d'étymologie

Le terme « bu » est présent aussi bien dans « budō », dans « bujutsu » que dans « bushi ». Le sens commun de ce dernier est « guerrier ». De manière plus littérale, le bushi est « celui qui arrête la lance ». Quoiqu'il en soit, « bu » se rapporte au champ lexical de la guerre.

« Jutsu » peut se traduire par « méthode » ou « technique  ». De manière pragmatique, les bujutsu sont donc les « méthodes guerrières ». Ici, il s'agit d'un entraînement et d'un perfectionnement en vue d'obtenir une efficacité martiale maximale pour des guerriers dont le rôle est d'être présents sur le champs de bataille et de combattre.

Le terme « do » quant à lui signifie la « voie ». Le bushido est donc la « voie du guerrier ». Cette appellation nous ramène aux différentes valeurs martiales (honneur, devoir, fidélité, courage…)  accompagnées d'une certaine philosophie ou spiritualité. En effet, le terme de « do » renvoie aussi à l'idée de recherche et de cheminement. En ce sens, le « budoka » est celui qui emprunte le chemin des arts du combat pour devenir meilleur. C'est celui qui cherche à se connaître et à se conduire conformément aux lois de la nature.

archers samouraïs vers 1860

Archers samouraïs dans les années 1860

Pour résumer, dans le « jutsu  » comme dans le « do », le propos est le même : résoudre une situation de conflit et gérer cette confrontation. Pour le « jutsu », l'objectif principal est donc l'efficacité et la mise hors de combat de l'adversaire. Les techniques sont une fin en soi. Dans le cas du « do », le développement moral de l'individu est essentiel. Les techniques n'étant que le moyen d'y parvenir.

 

Du bujutsu au budō : de la technique à la voie

 

L'ère d'Edo

Il semble y avoir deux périodes charnières. Tout d'abord, il faut noter que du milieu du XVe siècle à la fin du XVIe, l'archipel nippon a été secoué par une série de guerres féodales. C'est le « sengoku jidai » ou l'ère des provinces en guerre. Une période d'une grande instabilité politique qui voit les clans s'affronter dans des conflits incessants pour le contrôle du territoire. Renversements d'alliances, luttes intestines, victoires, revers militaires… Au final, le clan Tokugawa remporte la mise et réussit à imposer son autorité sur l'archipel. S'ouvre alors l'ère d'Edo, une période de paix de 250 ans qui va marquer en profondeur les structures du Japon. Cette période est sans doute la première période charnière qui posera les conditions de l'émergence future des budō.

peinture bataille samouraïs

Bataille de Kawanakajima par Utagawa Kuniyoshi (1798-1861) - diptyque sur bois

Les différentes classes de guerriers qui ont été employées de manière intensive dans les guerres qui ont précédé la domination Tokugawa, se retrouvent presque démunies. Certes, les katanas restent utiles, mais il ne s'agit plus d'imposer son clan par le tranchant du sabre. Il s'agit plutôt de servir la paix du Shōgun. Les bushis vont devoir s'adapter. Les arts de la guerre également.

Bien que les bujutsu aient perdu une partie de leur intérêt en tant que disciplines guerrières pures, la période d'Edo permet leur stabilisation en maintenant les  « ryū » (les écoles) qui sont les institutions principales qui garantissaient l'enseignement, la préservation et la diffusion des traditions guerrières au sein des clans féodaux.

C'est aussi durant cette période qu'apparaissent des disciplines aristocratiques qui prennent le suffixe « do » comme le « chado » (la voie du thé) ou le « shodo » (la calligraphie). Il s'agit de discipliner, et dans une certaine mesure, d'occuper une classe guerrière pour une part devenue oisive depuis qu'elle ne passe plus son temps à guerroyer. Intégrés dans le système d'éducation de l'aristocratie guerrière, ces arts et les vertus qu'ils véhiculent vont, par porosité, favoriser une lente transformation des bujutsu. Pour autant, le terme de « budō » n'apparaît encore que de manière exceptionnelle. En revanche, c'est à cette époque que celui de  « būshido » prend son essor avec le sens que nous lui connaissons aujourd'hui.

Samouraïs du clan Satsuma durant la guerre du Boshin (vers 1868 par Felice Beato)

Samouraïs du clan Satsuma durant la guerre du Boshin vers 1868-69 (par F. Beato)

La restauration Meiji

La transition de l'ère d'Edo à celle de Meiji au tournant du XIXe siècle est très complexe. Sans entrer dans les détails, retenons que sous la pression diplomatique et surtout militaire des États-Unis, le Japon sera contraint d'ouvrir ses frontières aux puissances américaine et européennes — au rang desquelles la France. Cette ouverture aura pour conséquence de bouleverser considérablement les structures politiques, économiques et sociales de l'Empire.

En 1868, le shogunat Tokugawa perd ses prérogatives au profit de pouvoir impérial. Celui-ci, conscient du retard pris par le pays face aux puissances étrangères, accélère le mouvement. Le pays s'industrialise, l'administration ressert son emprise sur l'ensemble du territoire et l'armée se modernise sur le modèle européen. Les armes de guerre modernes sont introduites (fusils à verrou, mitrailleuse Gatling, artillerie à chargement par la culasse, navires à vapeur…). Les méthodes traditionnelles de combat deviennent de facto totalement obsolètes en cas d'affrontement militaire. Notons qu'en parallèle, la caste des  samouraïs perd ses privilèges et se voit interdire le port du sabre.

peinture de la bataille de Shiroyama

Bataille de Shiroyama : dernier épisode de la rébellion de Satsuma. On y voit la toute nouvelle armée impériale.

À ce moment précis de l'histoire du Japon, les bujutsu auraient pu disparaître. D'ailleurs, en Europe, de la fin du XVe au XVIIe siècles, on observe un phénomène similaire : le développement des technologies et des industries militaires provoque un lent déclin puis la disparition des arts martiaux traditionnels. À tel point qu'aujourd'hui, lorsque l'on parle d'arts martiaux, on ne pense absolument pas à l'Europe. Toujours est-il qu'au Japon, les techniques guerrières vont survivre et en partie en évoluant vers les budos.

Entre les réformes militaires, la disparition des batailles et celles des castes guerrières, les arts martiaux ont donc perdu leur utilité première. Des guerriers, désœuvrés dans une société où ils n'avaient plus leur place, ont commencé à enseigner à un public plus large. Le combat sur champ de bataille n’étant plus la finalité, restent la protection civile, la défense personnelle — ou self-defense pour employer un terme plus moderne — et le développement des qualités morales et mentales des pratiquants. Finalement, la maturation et la transformation lente des bujutsu durant la période d'Edo aura permis la persistance des traditions martiales dans un Japon moderne.

samouraïs et officiers anglais

Officier français et samouraïs de haut-rang du shogunat en mission en Europe - Paris, 1864 (par Nadar)

Bujutsu et budo aujourd'hui

Aujourd'hui, certaines écoles se réclament encore des « koryū » (écoles traditionnelles) et donc des bujutsu. D'autres se sont engagées dans la voie du « do » avec les « gendai budō » (les arts martiaux modernes). Au Shoshin Dojo, si nous enseignons principalement l'aïkido, nous avons également une section de kenjutsu — un bujutsu donc. Quelques écoles enfin, empruntent aussi le chemin du sport et de la compétition.  Mais soyons réalistes, les bujutsu tels qu'ils existaient dans le japon féodal n'existent plus. Et quel sens cela aurait-il aujourd'hui ? Est-ce qu'un pratiquant de kenjutsu de Besançon en 2019 se prépare physiquement et mentalement pour donner ou recevoir la mort ? Bien évidemment non.

Les bujutsu se sont adaptés pour perdurer et ont engendré les budo modernes qui se développent depuis de manière indépendante. Ceux-ci, tout en partant des postulats techniques des écoles traditionnelles, ont développé leurs systèmes propres avec pour objectif de donner la possibilité aux pratiquants d'apprendre à se comporter par rapport à soi, à l'autre, à la société, à la situation et à son environnement. Les budo sont des systèmes d'éducation. Et, dans une sorte de juste retour des choses, les bujutsu sont venus puiser dans ce terreau pour se réinventer — ou du moins pour justifier de leur pertinence dans nos sociétés modernes.

groupe de samouraïs

Portrait de samouraïs vers 1862 (par F. Beato)

Qu'en conclure ?

Finalement aujourd'hui, à moins de les considérer sous le seul angle historique, il semblerait que les deux  termes — « bujutsu » et « budō » — ne s'excluent pas mutuellement. La transformation nécessaire des bujutsu a permis leur préservation. Ces traditions guerrières, bien que très restrictives au départ,  se sont démocratisées et se sont finalement exportées bien au-delà des frontières du Japon. Pour certains, la question de l'efficacité martiale se pose. C'est un vaste débat mais qui n'a finalement que très peu d'intérêt pour le sujet qui nous concerne. Vous voulez être efficace martialement ? Engagez-vous sous les drapeaux et travaillez pour entrer dans les forces spéciales. Vous deviendrez véritablement efficace sur le champ de bataille. Parce qu'un bokken ou une naginata ne vous seront d'aucune utilité face à un HK416 ou pour stopper un blindé. Et quoiqu'on en dise, nos sociétés sont de moins en moins violentes. Aujourd'hui, si tout à chacun a accès aux arts martiaux japonais pour en tirer des bénéfices physiques, sportifs, moraux, éducatifs ou bien philosophiques — tout ça sans perspective de réduire à néant un adversaire — et bien remercions l'Histoire parce que c'est une bonne chose.

 

 


Pour ceux qui voudraient aller plus loin sur la question, je vous propose quelques sources :

« Comprendre l'essence du Budō » de Philippe Doussin (Éd. Budo éditions). Très intéressant notamment pour ce qui concerne les questions étymologiques et l'étude des idéogrammes.

« Passage du jutsu au do dans l'enseignement de Morihei Ueshiba » de Gilles Rettel, 6ème dan d'aïkido, membre du CTN de la FFAAA.

« L'Histoire du Japon des origines à nos jours » (sous la direction de Francine Hérail - Éd. Hermann). Un ouvrage très complet.