Shoshin, l'esprit du débutant
Toutes les notions qui nous viennent du Japon sont soumises à interprétation(s). « Shoshin » ne fait pas exception à la règle et chaque personne ou groupe à son acception du terme. Sans prétendre que certains ont raison ou d’autres tort, il nous paraît important d’éclairer ce que nous entendons par « esprit du débutant » au sein de notre Dojo.
Les Arts Martiaux japonais sont étroitement liés au Bouddhisme et au Shintoïsme (au Taoïsme et au Confucianisme dans une moindre mesure). Le terme de « shoshin » est hérité du Zen qui est une branche japonaise du Bouddhisme (qui lui vient du continent). « Sho » signifie commencement ou origine ; « Shin » : esprit, âme ou attitude. On traduit donc usuellement « shoshin » par « esprit du débutant ».
La tasse pleine
Un célèbre maître reçoit un jour la visite d'un homme qui déclare vouloir étudier avec lui. Le maître l'invite à boire le thé pendant que le visiteur lui expose son passé, lui décrit son cheminement spirituel, ses découvertes, ses réflexions et nomme les maîtres qu'il a côtoyés. Le maître écoute patiemment et recommence à lui verser du thé dans sa tasse déjà pleine. Celle-ci se remplit à ras bord et finit par déborder, le thé coulant tout autour. L'élève s'écrit alors « Que faites-vous ?! Ma tasse est déjà pleine ! ». Et le maître lui répond « Comment voulez-vous qu'un enseignement pénètre votre esprit alors qu'il est déjà plein comme cette tasse ? »
Cette histoire existe dans des contextes et sous des formes variées. Parfois il s’agit d’un maître Zen, d’autres fois d’un maître d’escrime ; tantôt elle se déroule au Japon, tantôt en Chine… Mais peu importe. Elle illustre bien le principe de « shoshin ». Ici, l’élève croit déjà tout savoir ; et pire, il croit savoir à priori ce que va lui apporter l’étude. Son esprit est plein et n’est plus disposé à accueillir le moindre enseignement.
Dans cette histoire, l’élève a visiblement déjà suivi un enseignement. Mais qu’en est-il du pur novice ?
Le débutant
Un débutant s’engage dans une nouvelle pratique, quelle qu’elle soit, avec des présupposés, des attentes, des fantasmes… Ce qui est tout à fait normal. Nous avons tous, au moins une fois, été confronté à l’écart entre ce que nous imaginions et la réalité de ce que nous découvrons. Parfois, déçus, nous avons pu abandonner. D’autres fois, nous nous sommes montrés curieux et persévérants.
L’aikido, et les arts martiaux en général, n’échappent pas à la règle. La culture populaire a construit un imaginaire très fort autour des arts martiaux orientaux, notamment personnifié dans la figure mythique du samourai. Alors forcément, l’aikido et tout son « décorum » (étiquette, port du hakama, utilisation du bokken, rei…) colle parfaitement à cette imagerie. Difficile donc pour le novice d’entrer dans un Dojo sans y projeter ces stéréotypes.
Toutefois, il lui faut assez vite se débarrasser de ce bagage un peu trop encombrant pour mesurer l’écart entre l’objet et la représentation qu’il en a. C’est à partir de cette prise de conscience qu’il pourra s’abandonner à l’enseignement et qu’il commencera réellement l’étude de la discipline choisie. Le débutant qui a l’esprit libre de toutes préconceptions sera perméable aux principes qui lui seront transmis.
« Shoshin » est donc particulièrement nécessaire au débutant. Pourtant, cette disposition d’esprit n’est pas moins essentielle à l’élève confirmé. Tout aussi indispensable à sa progression, « l’esprit du débutant » semble pourtant devenir de plus en plus insaisissable ; de moins en moins accessible au fur-et-à-mesure de la progression. Pourquoi ?
Quand on progresse
Lorsque un élève apprend, lorsqu’il se familiarise avec l’objet de son étude, il construit des automatismes, des habitudes, des rituels… Tout ces repères jalonnent sa pratique et participe à sa progression. Ils participent également à créer un espace sécurisant dans lequel l’élève pourra pratiquer avec plus d’aisance et de liberté. Encore une fois, ce schéma de progression est normal. En soi, il n’y a rien de grave. Le piège, c’est de s’ancrer dans ces automatismes en les prenant pour ce qu’ils ne sont pas. C’est à partir de ce moment que l’évolution du pratiquant se fige et qu’il peut rester bloqué à une étape sans même en prendre conscience. La tasse est pleine. Il ne peut plus avancer sur la Voie.
Comment faire pour éviter ce travers ? Difficile de répondre à cette question de manière absolue. Pourtant, il nous semble qu’il existe des « outils » qui pourraient être utiles pour peu que nous nous attachions à les utiliser vraiment.
Comment faire
Un esprit vierge
Aborder chaque séance comme si nous montions pour la première fois sur les tatamis. Pratiquer avec nos partenaires comme s’il s’agissait de notre première rencontre. Étudier chaque technique et chaque geste comme si nous les réalisions pour la première fois… Facile à écrire mais bien évidemment il paraît très difficile, voire improbable, pour nous d’atteindre cet état de virginité de conscience. Mais « à l’impossible nul n’est tenu. » Donc ne soyons pas complexés de ne pas pouvoir parvenir à cet idéal, mais efforçons-nous d’y tendre.
Ne rien tenir pour acquis
« Le doute est un état mental désagréable, mais la certitude est ridicule. » (Voltaire)
Nous nous méfions des phrases péremptoires du type : « Ikkyo, sur katate dori, ça se fait comme ça. ». Enfin tout dépend... Des fois, on a le droit d’être fatigué et de ne pas avoir envie de se poser de questions. À ce moment, nous pouvons céder à ce genre de sentences qui n’appellent aucune contradiction. Mais nous voyons bien à quel point nous ne pouvons y souscrire si nous recherchons sincèrement « shoshin ». S’il existe une seule et unique façon de faire ikkyo (la notre bien entendu), il suffirait de l’apprendre et point final : on serait au terme de la Voie… Soyons humble. On prête à Ô Sensei cette phrase : « Ikkyo toute une vie. » Ce qui voudrait dire que dans cette « simple » technique se cache suffisamment de richesse pour nourrir, à elle seule, toute une vie de pratique. Comment imaginer alors qu’il n’y ait qu’une seule façon de faire ikkyo. Il y a en a des milliers. « Mon » ikkyo d’aujourd’hui est différent de celui d’hier, et doit être différent de celui de demain. Et nous parlons ici des formes externes des techniques, ainsi que des principes qui leur sont inhérents. Si au bout de plusieurs années d’étude, nous pratiquons le même aikido, ce sera le signe que notre compréhension de l’art et de ses principes n’aura pas évoluer.
Accepter que le chemin soit long
« Ce qui est appris en une journée doit être répété toute une vie » Taiji Kase
Les Japonais n’envisagent pas l’étude du Budo autrement que comme dure et nécessitant de nombreuses années de de formation avant d’atteindre une certaine maîtrise. Mais voilà, nous sommes occidentaux. Et force est de constater que ce que nous recherchons en premier lieu, c’est de joindre l’utile à l’agréable. Pour résumer, ce que nous voulons, c’est apprendre des techniques martiales efficaces, et que ce soit rapide et plutôt sympathique. Sauf qu’on voit bien qu’il est difficile d’envisager un apprentissage sérieux de cette manière. En aikido, comme pour nombre de disciplines, l’apprentissage s’inscrira nécessairement à long terme… À très long terme… Chaque porte ouverte donnant sur de nouvelles.
Sortir du Dojo
Le dojo est un espace sécurisant. Nous connaissons les lieux, les pratiquants, les enseignants, les rituels, le rythme des cours… Peu de paramètres sont amenés à varier. C’est bien confortable. On y est un peu comme à la maison. Et c’est précisément le risque. Une chose dont nous sommes convaincus, c’est que pour progresser il faut sortir de ses zones de conforts. Le dojo en est une, alors prenons un peu d’air. Comment ? Les stages fédéraux, les stages privés, les cours interclubs sont autant d’occasions de casser nos habitudes. Rencontrer de pratiquants d’autres Dojos (voire d’autres fédérations ou groupes) ; découvrir des techniciens qui abordent la discipline sous un éclairage différent du nôtre. Cette confrontation est vitale et elle doit nous aider à mettre en perspective et à interroger notre pratique, ainsi que notre manière d’enseigner. Car oui, les enseignants aussi doivent entretenir « shoshin ». « Un homme qui enseigne devient aisément opiniâtre, parce qu’il fait le métier d’un homme qui sait. » (Montesquieu). Les enseignants sont donc prévenus.
Sortir du tatami
Pour aller plus loin encore, on peut penser raisonnablement qu’il est également nécessaire de confronter les principes utilisés au Dojo à des contextes « hors tatami ». En effet, l’esprit « shoshin » ne peut pas passer uniquement par une recherche d’une maîtrise technique. Nul pratiquant ne peut espérer progresser réellement sans avoir un esprit curieux, et tourné vers l’application des différents principes, différentes situations, activités et relations. Ceci peut sembler complexe. Et probablement surprenant (voire inutile pour certains). Mais gardons à l’esprit que l’aikido n’est ni une simple activité, ni un sport. En tant qu’art martial, qui est parfois défini comme une « bienveillance martiale », il permet d’impliquer l’individu tout entier. Pas uniquement le pratiquant. Avec toute la complexité et la diversité propre à chacun. C’est en cela également que l’on définit une voie.
« La détermination de chacun à se tenir fermement à l’esprit du débutant est un facteur clé dans l’accomplissement de ses propres études. Comme n’importe quoi d’autre, Shoshin rencontre et expérimente divers défis et peut battre en retraite, s’affaiblir, décliner, ou se briser. Il peut également devenir plus clair et plus fort. Shoshin, cependant, n’est pas seulement l’état d’esprit requis pour un débutant, mais doit être présent à chaque étape de la formation. La manifestation de Shoshin varie donc selon le statut de chacun, selon que l’on soit un élève débutant, mi-avancé, ou avancé. Ce qui est le plus important, c’est que l’on devienne, en fin de compte, un corps tourné vers l’intérieur et l’extérieur, se développant finalement en Esprit de Non-Mental. C’est l’accomplissement de la formation du Budo. »
— Kazuo Chiba Sensei (8ème Dan Shihan dans Sanshi, vol. 6, n° 2, winter 1989)
L’apprentissage de l’aikido, et des arts martiaux en général, ne se limite donc pas à la simple compilation d’un catalogue de techniques. C’est notamment ce qui distingue les bujutsu du budo (ce point fera sans doute l’objet d’un prochain article). L’aikido propose de transformer les individus. De les rendre meilleurs. Dans ce cadre, « shoshin » est à la fois un moyen et un but puisqu’il doit nous permettre de développer une attitude positive et un esprit vierge qui nous aideront à saisir les leçons qui s’offrent à nous sur les tatamis comme dans la vie de tous les jours.