Conte #4 « Le maître de thé et le ronin »
Le seigneur de Tosa se rendit à Edo, la capitale, pour une visite officielle auprès du Shogun. Il n'avait pu s'empêcher d'emmener avec lui son maître de cha no yu dont il était très fier. Le Cha no yu, la cérémonie du thé, est un art japonais fortement influencé par le Zen. Chaque geste doit être exécuté avec une très grande concentration. Il s'agit de goûter, grâce à un délicat rituel, le mystère de l'« ici et maintenant ».
Pour être admis au palais shogunal, le maître de thé dut revêtir la tenue des samouraï et donc, porter leur marque distinctive, c'est à dire les deux sabres. Depuis son arrivée à Edo, le spécialiste de cha no yu ne quitta pas le palais. Plusieurs fois par jour, il exerçait son art dans les appartements de son seigneur, à la plus grande joie des invités. Il officia même en présence du Shogun. Or, un jour, le seigneur lui donna la permission de faire un tour en ville. Saisissant cette chance de visiter la capitale, le maître de thé, toujours habillé en samouraï, s'aventura dans les rues mouvementées de Edo. Alors qu'il traversait un pont, il fut soudain bousculé par un ronin, un de ces guerriers errants qui sont soit des preux chevaliers, soit de fieffés brigands. Celui-là avait l'air d'être de la pire espèce qui soit. Il déclara froidement : « Ainsi, vous être un samouraï de Tosa. Je n'apprécie pas beaucoup d'être bousculé de la sorte et j'aimerais donc que nous réglions ce différend sabre en main. »
Désemparé, le maître de thé finit par avouer la vérité : « Malgré les apparences, je ne suis pas un vrai samouraï. Je ne suis qu'un humble spécialiste de cha no yu qui n'entend absolument rien au maniement du sabre. »
Le ronin ne voulut pas croire à son histoire. D'autant plus que son véritable but était, en fait, de tirer quelque argent de cette victime dont il avait pressenti la nature peu courageuse. Il resta inflexible et haussa le ton pour impressioner son interlocuteur. Un attroupement ne tarda pas à se former autour des deux hommes. Profitant de l'aubaine, le ronin menaça de déclarer publiquement qu'un samouraï de Tosa était lâche, qu'il avait peur de se battre.
Voyant qu'il était impossible de faire entendre raison au ronin, et craignant que sa conduite porte atteinte à l'honneur de son seigneur et de son clan, le maître de thé se résigna. Il accepta le principe de ce duel qui le conduirait inexorablement à la mort. Mais ne voulant pas se laisser tuer passivement, pour qu'on ne dise pas que les samouraï de Tosa ne savent pas se battre, il eut une idée : se rappelant qu'il était passé quelques instants plus tôt devant une école de sabre, il pensa qu'il pourrait y apprendre comment tenir un sabre et affronter honorablement une mort inévitable. Il explique donc au ronin : « Étant en mission pour mon seigneur, je dois d'abord m'acquitter de mon devoir. Cela risque de prendre encore deux bonnes heures. Auriez-vous la patience de m'attendre ici ? »
Respectant chevaleresquement les règles du bushido, et imaginant que sa victime avait besoin de temps pour réunir une somme dissuasive, le ronin accorda le délai.
Notre spécialiste du thé se précipita à l'école qu'il avait remarquée et il demanda à voir le maître des lieux de toute urgence. Le portier était peu disposé à laisser entrer cet étrange visiteur au comportement étrange et qui n'avait aucune lettre de recommandation. Mais, devant son insistance, il décida finalement de l'introduire auprès du maître d'armes. Celui-ci écouta avec intérêt son visiteur lui raconter sa mésaventure et son désir de mourir en samouraï.
« Voilà un cas remarquable. Unique même, déclara le maître de sabre.
— Ce n'est pas le moment de plaisanter, réplique la visiteur.
— Oh mais pas du tout ! Je vous assure. Vous êtes vraiment une exception. D'habitude, les élèves qui viennent me voir veulent apprendre à manier le sabre et comment vaincre. Vous, vous voulez que l'on vous enseigne l'art de mourir… Mais avant, pourriez-vous me servir un tasse de thé puisque que vous être maître de cet art ?»
Le visiteur ne se fit pas prier car c'était certainement pour lui la dernière occasion de pratiquer son art. Paraissant tout oublier de son tragique destin, il prépara soigneusement le thé puis le servit avec un calme surprenant. Il exécutait chacun de ses gestes comme si rien d'autre n'avait d'importance en cet instant. L'ayant observé attentivement pendant toute la cérémonie, le maître de sabre fut profondément impressionné par le degré de concentration de son visiteur.
« Excellent, s'exclama-t-il, excellent ! Le niveau de maîtrise de soi que vous avez atteint en pratiquant le cha no yu est suffisant pour vous conduire dignement devant n'importe quel samouraï. Vous avez tout ce qu'il vous faut pour mourir honorablement, ne vous inquiétez pas. Écoutez simplement ces quelques conseils. Dès que vous apercevrez votre ronin, pensez avant tout que vous allez servir du thé à un ami. Après l'avoir salué poliment, remerciez-le pour le délai accordé. Pliez ensuite délicatement votre veste et déposez-la au sol avec votre éventail dessus. Attachez ensuite le bandeau de résolution autour de votre tête, relevez vos manches puis, annoncez à votre adversaire qui vous êtes prêt pour le combat. Après avoir dégainé votre katana, levez-le au-dessus de votre tête tout en fermant les yeux. Il ne vous restera plus qu'à vous concentrer pour abaisser vigoureusement votre arme juste au moment où vous entendrez le ronin pousser son cri d'attaque. Je parie que cela finira par un massacre mutuel. »
Le visiteur remercia le maître de sabre pour ses précieux conseils et retourna à l"heure convenue près du pont auprès duquel l'attendait le ronin. Suivant les instructions qu'il avait reçu, il se prépara au combat comme s'il était en train d'offrir une tasse de thé à un hôte. Quand il leva son sabre et ferma les yeux, le visage de son adversaire changea d'expression. Le ronin n'en croyait pas ses yeux. Était-ce bien le même homme qui se trouvait en face de lui ? Dans un état d'extrême concentration, le maître de thé attendait le kiai qui serait le signal de son dernier mouvement, de son ultime action… Mais au bout de plusieurs minutes qui lui parurent des heures, le cri ne s'était toujours pas fait entendre. N'y tenant plus, notre samouraï improvisé finit par ouvrir les yeux. Personne… Il n'y avait plus personne devant lui.
Le ronin, ne sachant comment attaquer ce redoutable adversaire qui ne montrait aucune faille dans sa concentration, ni aucune crainte dans son attitude, avait reculé pas à pas jusqu'au moment où il s'était éclipsé, sans demander son reste et bien content d'avoir pu sauver sa peau.
tiré de « Contes et récits des arts martiaux de Chine et du Japon » par Pascal Fauliot (Éd. Albin Michel)