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Conte #13 « Voir rouge »

par Shoshin Dojo publié le 01.05.21

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Un samouraï qui voyageait se retrouva surpris par la pluie près d’un vieux château. La forteresse avait été abandonnée depuis bien des années et n’était à présent rien de plus qu’une colline abrupte hérissée ça et là de bâtiments de bois décrépis. Sous le ciel lourd, les sombres reste du château, bien que maussades et inquiétants, attirèrent le samouraï :« Je trouverai bien un abris là-bas… ». L’homme pressa le pas et grimpa la colline. Vu de près, les ruines paraissaient encore plus sinistres et désolées. Entre les murs de pluie, la vieille muraille apparut. Non loin, près de l’ancienne route, se dressaient six statues de Jizo, recouvertes de mousse épaisse, leurs bavoirs rouge depuis longtemps déchirés ou perdus. Resserrant étroitement sa veste et son kimono sur son corps gelé, le samouraï se pelotonna sous les vestiges de la porte principale. Et pria qu’enfin la pluie s’arrête. Bercé par le bruit de l’eau, l’homme finit par s’assoupir. Jusqu’à ce qu’un cri perçant ne brise son sommeil.

« À l’aide, que quelqu’un m’aide ! » Trempée jusqu’aux os, une femme était en train de courir. Alors qu’elle pataugeait anxieusement dans la boue, ses longues mèches lourdes de pluie l’enveloppaient comme un noir manteau de soie. Son kimono précieux, dont les fils d’argent brillaient comme des gouttes de rosée, lui collait à la peau ne laissant rien à l’imagination : elle était de loin la plus belle femme que le samouraï ait jamais rencontré. Aussitôt qu’elle le vit, son visage pâle eut un éclair de soulagement. Elle se précipita vers lui : « Que les Dieux soient loués ! ». Alors qu’elle s’approchait, l’homme se crispa, sa main venant se placer sur la garde de son épée. Le plus proche village était à des lieues de là. Rencontrer une telle femme dans cet endroit morne était terriblement suspect.

Malgré le rideaux de pluie, l’apparition aperçut son réflexe défensif. Elle ralentit et demanda d’une voix chantante : « Je vous en prie monsieur le samouraï, je demande votre protection. ». Elle avançait toujours, pas après pas, le regardant comme un animal curieux. L’homme grogna un brusque avertissement : « Qu’est-ce que tu es au juste ? ». Pendant un bref instant, la femme sembla sincèrement stupéfaite. Puis, ses lèvres rouges s’étirèrent en un sourire de plus en plus large découvrant ses dents noires. Elle rit : « Pourquoi ne pas le découvrir par toi même ? ».

Elle bondit. Le samouraï tira katana, la lame tranchant comme un éclair d’argent. Nettement tranchée en deux depuis l’épaule, la femme s’effondra à terre. Cependant, malgré le sang, elle continuait à sourire. Elle s’esclaffa d’un rire cru et se releva, ses deux morceaux devenant deux jumelles aussi identiques que des miroirs. Les deux femmes attaquèrent de concert. Tourbillonnant frénétiquement, le samouraï enchaînait fentes et estocs. Il attaqua, deux, puis trois, puis cinq femmes identiques. Plus il se démenait, plus ses ennemis se démultipliaient, toutes couvertes de sang, leurs lèvres rouges tranchant sur leurs visages pâles comme la mort. Contrant un nouvel assaut, le samouraï fondit une nouvelle fois, pensant par devers lui : « Cela ne sert à rien. Je dois découvrir le point faible de ce monstre ou je suis mort ! ».

Soudain, alors que d’une nouvelle blessure naissait une sixième femme, l’homme entrevit une lueur tremblotante au loin. Nichée contre la poitrine d’un des Jizo, un petit feu follet scintillait faiblement sous la pluie. Dérapant dans la boue alors qu’il bloquait et rendait coup pour coup, le samouraï se précipita vers les Jizo. Dès qu’il fut assez près, il frappa aussi fort qu’il put. Sa lame se brisa en mille morceaux, alors que le coup se réverbérait dans ses poignets et ses épaules. Le feu follet grésilla avant de s’évanouir comme une chandelle qu’on souffle. Derrière l’homme à bout de souffle, les femmes laissèrent échapper une lamentation éperdue. Puis elles disparurent sans laisser de traces. L’homme détala sans demander son reste.

Plus tard le jour suivant, le samouraï revint en compagnie de fermiers du plus proche village. Les nuages s’étaient levés et sous un soleil timide, les six vieux Jizo se dressaient toujours sereins dans leurs manteaux de mousse. Mais, tous présentaient aussi à présent de larges fissures, la pierre profondément entaillée par d’horribles blessures. Avec un respect superstitieux, les villageois nettoyèrent les vénérables statues, consolidant les pierres brisées avec du mortier. Ils édifièrent ensuite un humble sanctuaire au dessus de leurs têtes, afin que plus jamais les pauvres Jizo ne souffrent des éléments. Et, on dit qu’on ne revit plus jamais les étranges femmes près du vieux château.