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Conte #11
« La fissure »

par Shoshin Dojo publié le 16.02.21

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Les élèves de Kenkichi Sakakibara, qui enseignait l'art du sabre, commençaient à se demander sérieusement si celui-ci n'était pas devenu fou. Depuis près d'un mois, il se livrait régulièrement à une curieuse occupation : il essayait de fendre un casque en acier d'un coup de sabre. En vain, car à chaque tentative la lame rebondissait, se tordait ou se brisait sur le casque dont l'acier restait intact.

Sakakibara ne savait-il donc pas que personne n'était capable d'un tel exploit ? Le casque de samouraï était en effet fabriqué dans un acier de qualité supérieure et de telle façon qu'aucune arme ne puisse le transpercer. Il faisait même ricocher les balles de mousquet… Mais il est vrai que les épopées guerrières rapportent que quelques héros d'antan avaient été capables de fendre un casque d'un coup de katana. En leur mémoire, une cérémonie de « kobuto wari » avait lieu chaque année devant l'empereur. Les élèves de Sakakibara ignoraient que leur maître était justement invité à y participer. La veille de l'événement, Sakakibara n'avait toujours pas réussi à couper le casque. Son désespoir était sans borne car il considérait que s'il échouait dans cette épreuve, il serait déshonoré d'avoir trahi la confiance de l'Empereur.

La mort dans l'âme, il se rendit au palais impérial pour la cérémonie. Les meilleurs experts avaient été invités. Chacun leur tour, ils tentèrent leur chance. Le casque resta intact sans la moindre trace. En revanche, nombreuses furent les lames brisées. Il ne restait plus que Sakakibara. Quand ce fut son tour, il s'agenouilla face à l'Empereur en s’efforçant de cacher son désarroi et il salua respectueusement. Il s'approcha ensuite du casque et, sabre en main, resta immobile. Tout reposait désormais sur lui, le dernier, le seul à pouvoir offrir à l'Empereur autre chose qu'un échec. Sachant que les forces habituelles étaient insuffisantes, il essaya de se concentrer au maximum de ses possibilités. Rien à faire. Il se sentait complètement démuni, vide.

C'est alors que quelque chose céda, s'ouvrit en lui. Un énergie mystérieuse et irrésistible se répandit sans son être. Ensuite, tout se déroula comme par enchantement. Son sabre se leva lentement au-dessus de sa tête avant de s'abattre avec la vitesse de la foudre. Au même moment, un kiaï jaillet des profondeurs de son être, un cri qui résonna comme un coup de tonnerre.

Le casque n'avait pas bougé, mais le sabre était intact. Quand le juge examina le casque, il constata qu'il était fendu sur une dizaine de centimètres. Pourquoi a-t-il réussi là où tant d'autres avaient échoué ? Peut-être, disent certains, parce qu'il était déterminé à accomplir le seppuku s'il échouait…


Un peu d'histoire

Cette histoire est-elle vraie ou fausse ? S'agit-il d'une légende ou relate-t-elle un événement qui a bien eu lieu ? Nous n'en savons rien mais toujours est-il que Kenkichi Sakakibara a bel et bien existé. Né en 1830, il est le 14ème sōke — directeur — du Kashima Shinden Jikishinkage-ryū (une école de sabre). Grâce à ses contacts, il obtient une certaine influence politique. Il enseigne l'escrime dans une académie militaire du gouvernement et sert également dans la garde personnelle des deux derniers shoguns du Japon. Après la chute du shogunat Tokugawa, Sakakibara joue un rôle dans la préservation des techniques de sabre traditionnel japonais durant l'ère Meiji. Malgré son opposition à la pratique du combat à l'épée pour le sport, son travail au cours de cette période jette les bases du kendō moderne.


tiré de « Contes et récits des arts martiaux de Chine et du Japon » par Pascal Fauliot (Éd. Albin Michel)