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Conte #10
« L'incroyable Chi »

par Shoshin Dojo publié le 27.05.20

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Un maître de combat à mains nues enseignait son art dans une ville de province. Sa réputation était telle dans la région qu'il défiait tout concurrence : les pratiquants boudaient les autres professeurs. Un jeune expert qui avait entrepris de s'établir et d'enseigner dans les environs se décida un jour à aller provoquer le fameux maître afin de mettre un terme à son règne.

Il se présenta donc à l'école du maître et un vieillard vint lui ouvrir la porte, lui demandant ce qu'il désirait. Sans hésiter, le jeune homme annonça son intention. Le vieil homme, visiblement embarrassé, tenta de lui expliquer combien cette idée était suicidaire, étant donné la redoutable efficacité de son maître. Pour impressionner ce vieux radoteur qui semblait douter de sa force, l'expert s'empara d'une planche qui traînait dans un coin et, d'un coup de genou, il la cassa en deux. Le vieillard demeura imperturbable. Le visiteur insista à nouveau pour combattre avec le maître, menaçant de tout casser pour démontrer sa détermination et ses capacités. Le vieux bonhomme le pria alors d'attendre un moment et il disparut.

Quand il revint peu après, il tenait à la main un énorme morceau de bambou. Il le tendit au jeune homme en lui disant : « Le maître a l'habitude de casser avec un coup de poing des bambous de cette taille. Je ne peux pas prendre au sérieux votre requête si vous n'êtes pas capable d'en faire autant. » S'efforçant de faire subir au bambou le même sort qu'à la planche, le jeune présomptueux dut finalement renoncer, épuisé, les membres endoloris. Il déclara qu'aucun homme n'était capable de casser ce bambou à main nue. Le vieillard répliqua que le maître, lui, le pouvait. Il conseilla au visiteur de renoncer à son projet tant qu'il ne serait pas capable d'en faire autant. Excédé, l'expert jura de revenir et de réussir l'épreuve.

Deux années passèrent pendant lesquelles il s'entraîna massivement à la casse. Chaque jour il se musclait et endurcissait son corps. Ses efforts portèrent leurs fruits car il se présenta à nouveau à la porte de l'école, sûr de lui. Le même petit vieux le reçut.

Exigeant qu'on lui apporte l'un des fameux bambous pour le test, le visiteur ne tarda pas à le caler entre deux énormes pierres. Il se concentra quelques secondes, leva la main puis cassa le bambou en poussant un cri terrible. Un sourire de satisfaction aux lèvres, il se retourna vers le frêle vieillard. Celui-ci fit un peu la moue et dit : « Décidément, je suis impardonnable, je crois que j'ai oublié de préciser un détail. Le maître casse le bambou… sans le toucher. » Le jeune homme, hors de lui, répliqua qu'il ne croyait pas aux exploits de ce maître dont il n'avait même pas pu vérifier la simple existence. Saisissant alors un solide bambou, le vieil homme le suspendit à une ficelle qu'il accrocha au plafond. Après avoir respiré profondément, sans quitter des yeux le bambou, il poussa alors un cri terrifiant qui venait du plus profond de son être, et sa main, tel un sabre, fendit l'air pour s'arrêter à cinq centimètres du bambou… qui éclata.

Subjugué par le choc qu'il venait de recevoir, l'expert resta plusieurs minutes sans pouvoir dire un mot, pétrifié. Finalement, il demanda humblement pardon au vieux maître pour son odieux comportement et le pria de l'accepter comme élève.


tiré de « Contes et récits des arts martiaux de Chine et du Japon » par Pascal Fauliot (Éd. Albin Michel)