Aikido et inclusion
L'aikido serait un art martial accessible à tous. En tout cas, en tant que budō, c'est l'une de ses promesses. Enfants, adolescents, adultes… homme, femme… sportif ou non… Chacun serait en mesure de trouver sa place dans les dojos d'aikido. Mieux : chacun aurait sa place dans les dojos d'aikido. Au Shoshin Dojo, nous sommes convaincus que, pour peu que la pédagogie soit adaptée, l'aikido est par nature accessible au plus grand nombre. Pour autant, force est de constater que la diversité est toute relative sur les tatamis. Les jeunes adultes semblent avoir du mal à trouver leur compte dans l'exercice et les femmes ont encore du mal à pousser la porte des Dojos. Quant aux publics porteurs de handicap — de quelque nature que ce soit — ils sont presque aussi invisibles sur les tatamis que dans la vie civile. Les actions de sensibilisation et d'initiation sont donc primordiales et c'est pourquoi, nous tentons d'y répondre favorablement à chaque fois nous sommes sollicités. Nous intervenons depuis plusieurs années auprès d'enfants handicapés (lire l'article) et dernièrement, l'une de nos élèves nous a mis en relation avec Sors les main d'tes poches. Avec cette association qui a pour but de faciliter l'accès aux lieux culturels au public sourd et malentendant, il a été vite décidé de mettre en place une séance de découverte de l'aikido pour des adultes sourds. On vous raconte cette expérience ici.
Naissance d'une idée
par Emmie
Je m'appelle Emmie, j'ai 16 ans. Un jour en vacances dans le Sud, deux jeunes de mon âge était en pleine discussion. Une discussion sans son, uniquement avec leurs mains et leurs visages. J'ai trouvé ça captivant mais également très frustrant car incompréhensible pour moi. Je me sentais totalement exclue de leur conversation et c'est ce qui m'a motivée, à mon retour, à m'initier à la LSF (langue des signes française). La sensation d'être mise de côté m'a interrogée sur leur ressenti à l'égard des entendants et des activités sportives qu'ils peuvent exercer. J'ai trouvé que nous pourrions ouvrir la discipline de l'aikido aux sourds et malentendants en s'adaptant à eux, et non l'inverse. C'est pourquoi j'en ai parlé aux professeurs du Shoshin Dojo qui ont tout de suite répondu positivement à ma proposition. J'avais par ailleurs pris contact avec l'association Sors les mains d'tes poches. Il m'a donc suffi de faire le lien entre le Dojo et les responsables de l'association. Le reste s'est fait naturellement.
Aikido et surdité
par Élise
Au Shoshin Dojo, nous organisons régulièrement des séances d’initiation d’aikido et de kenjustu. Il peut s’agir de portes ouvertes dans le dojo, de manifestations en plein air, de séances de découvertes en maison de quartier, ou au sein d’établissements scolaires ou spécialisés. Ainsi, en tant qu’enseignants, nous nous adaptons et rencontrons à chaque fois un public spécifique. Ces différentes séances enrichissent notre expérience pédagogique mais aussi personnelle ! Lorsque Emmie nous a présenté son projet avec un public sourd et malentendant en collaboration avec Sors les mains de tes poches, nous nous sommes très rapidement projetés sur la mise en œuvre de la séance sur les tatamis en se disant : « C’est jouable ! On sait faire ! On le fait souvent ! ». Et puis… Le doute et les questions se sont quand même manifestés lors de la préparation de ce cours. « Comment va-t-on expliquer nos techniques ? Nos déplacements ? », « Comment va-t-on communiquer sur les tatamis sans utiliser la parole ? ».
une séance pour être sensibilisés à la surdité
Pour nous aider, Emmie, Alban et moi, avons bénéficié d’une sensibilisation à la LSF la semaine précédent la séance. Beaucoup de choses abordées en peu de temps : historique de la LSF, présentation rapide de la population malentendante et sourde en France et bien sûr initiation à la langue signée ! « Bonjour », « Merci », « Je m’appelle Élise »… Aïe aïe aïe ! Quelle concentration ! J’étais beaucoup moins à l’aise que sur les tatamis ! Alban ne faisait pas le malin non plus ! Emmie quant à elle se débrouillait bien. Il faut dire qu’elle avait de l’avance puisqu'elle suit des cours de LSF depuis septembre ! J’ai donc révisé ces rudiments de communication signée jusqu’au dimanche suivant, jour de notre séance !
enseigner différemment
Avec Alban, nous avons choisi d’animer la séance en binôme comme nous le faisons régulièrement. Cela apporte du dynamisme et du rythme au cours, et nous permet d’être attentifs au groupe, de l’observer et ainsi de nous adapter et de réajuster si besoin. Nous avons démarré par des saisies simples (katate dori et ai hanmi katate dori) puis avons abordé des atemis (shomen uchi et chudan tsuki). La deuxième partie du cours était consacrée aux saisies arrières (ushiro ryote dori) ainsi qu'au tantō. Ce plan de cours permet de présenter la diversité des formes de travail en aikido ; il nous paraît pertinent de montrer plusieurs facettes de notre art martial dans un cours de découverte afin de susciter la curiosité, le questionnement et l’éventuelle envie de revenir ! Quant au choix de l’arme, le tantō est plus facile à appréhender pour des néophytes.
Au cours de cette séance, l’objectif principal était, à mon sens, le partage. Faire découvrir l’aikido, partager notre passion, communiquer ! Oui mais… communiquer sans les mots, du moins, sans le verbal ! Ainsi, nous nous sommes attachés à donner très peu d'indications lorsque nous démontrions les techniques. Être concis et aller à l’essentiel ! Un peu à la mode des dojos traditionnels japonais. Accentuer davantage les déplacements, presque en exagérant, mettre clairement en opposition le côté « omote » du côté « ura », être expressifs, montrer les directions, recommencer les explications en variant les angles pour être visibles de tous les participants… Voilà quelques unes des « astuces » qui nous ont permis de transmettre à nos apprentis du jour quelques bases d’aikido. Nous avons remarqué que le groupe avait de grandes capacités d’observation et d’attention, ce qui a favorisé son apprentissage mais aussi son enthousiasme pour cette séance.
Pour ma part, je ne me suis pas sentie particulièrement en difficulté en tant qu’enseignante ce matin-là. Concentrée sur mes gestes et déplacements, « l’outil-verbal » ne m’a pas manqué et j’ai pu transmettre – du moins, je l’espère ! — mon message.
Je me suis rendu compte que, souvent, en voulant trop bien faire et tout expliquer, les enseignants dont je fais partie donnent parfois trop d’indications à leurs élèves au risque de les perdre : trop d’informations nuit à la formation !
L’aikido est à mon sens un véritable outil de communication. Le message —dans le cas présent la technique d’aikido — emprunte différents canaux pour aller de l’émetteur (l’enseignant) au récepteur (l’élève). La technique d’aikido peut être analysée d’une part sous un angle visuel (ce qu’on voit, les déplacements, les angles, les directions), d’autre part sous un angle auditif (ce qu’on entend, ce qui est expliqué par l’enseignant) et enfin sous un angle kinesthésique (ce qu’on ressent lors de la technique, les sensations en lien avec le toucher et le mouvement). Chaque personne utilise préférentiellement un canal pour retenir une information ou une technique d’aikido. Lorsqu’un de ces canaux est lésé ou défaillant, les autres prennent le relais. Ainsi, les angles visuel et kinesthésique ont été privilégiés lors de cette initiation ! Pour autant, nous avons tous pu communiquer et prendre du plaisir à pratiquer ensemble !
Aikido et accessibilité
par Alban
Il est vrai que l'aikido est souvent considéré comme un art martial accessible à tous en raison de son approche non compétitive et de l'accent mis sur la coopération plutôt que sur l'affrontement. Cependant, il est important de reconnaître que la pratique de l'aikido peut comporter des défis pour certaines personnes, en fonction de leurs capacités physiques, de leur âge, de leur sexe, de leur expérience de vie et de leur niveau de confort avec l'environnement de dojo.
Au Shoshin Dojo, nous sommes convaincus que l'aikido est accessible au plus grand nombre. L'expérience que nous venons de vivre avec les membres de Sors les mains d'tes poches — comme celles qui l'ont précédée —ne fait que renforcer cette conviction. Cependant, même si nous cherchons à adapter notre pédagogie, il est important de ne pas minimiser les obstacles réels auxquels sont confrontées certaines populations, notamment les personnes handicapées, et de travailler activement à les surmonter.
Cela peut nécessiter de modifier l'environnement de dojo, d'adapter les exercices et les techniques pour répondre aux besoins individuels et de sensibiliser les membres de la communauté de l'aikido à l'importance de l'inclusion. Et ceci à tous les niveaux : pratiquants, clubs, comités interdépartementaux, ligues et fédération.
En tout cas, pour ce qui concerne la communauté sourde, l'effort d'adaptation ne semble pas insurmontable. L'apprentissage de l'aikido repose essentiellement sur l'observation, l'imitation et la répétition. Et si en tant que professeurs nous avons le défaut de parler trop et de vouloir trop en dire, nous avons pu vérifier que nous sommes aussi capables de resserrer notre propos tout en utilisant exclusivement des indications corporelles et visuelles. À bien y réfléchir, avec le public sourd et malentendant, ce que nous faisons sur les tatamis ne semble pas présenter de véritables difficultés. Le vrai défi se situerait alors en dehors des moments de pratique : comment faire pour qu'un élève sourd ne se sente pas exclu des discussions de vestiaires, qu'il se sente à sa place quand on se retrouve autour d'un verre ou au restaurant après un stage ? À mon avis, c'est principalement ici que se joue l'enjeu d'une inclusion réussie ou non pour ce qui concerne ce public.
Pour autant, si en France on dénombre plus de 4 millions de personnes atteintes de surdité (6,6 % de la population française) dont 483 000 ayant une déficience auditive profonde ou sévère (cf. sources en fin d'article), force est de constater qu'on ne retrouve pas ces personnes sur nos tatamis d'aikido. Manque de médiation ? manque de relais de proximité ? manque de moyens ou de temps ?… Les causes sont probablement multiples mais il est vrai que le constat peut-être amer d'autant que cette séance d'initiation nous a montré que c'était possible.
Pour conclure, il me semble important de souligner que la diversité sur les tatamis est bénéfique pour tous les pratiquants d'aikido, car elle apporte une variété d'expériences, de perspectives et de styles de pratique qui enrichissent l'ensemble de la communauté. Il serait donc important de travailler activement à créer un environnement inclusif et accueillant pour tous ceux qui souhaitent pratiquer l'aikido, quel que soit leur âge, leur sexe, leur niveau de forme physique, leur expérience de vie ou leur handicap.
quelques chiffres
Le 10 février 2010, le Secrétariat d'état chargé de la famille et de la solidarité publiait le plan en faveur des personnes sourdes et malentendantes. Il y est noté différents points chiffrés :
• un enfant sur 1000 naît avec une déficience auditive ou est dépisté avant deux ans soit 700 enfants par an
• 6,6 % de la population française (4,09 millions de personnes) souffrent d'un déficit auditif
• dont 88 % sont devenus sourds au cours de leur vie
• 483 000 personnes avec une déficience auditive profonde ou sévère
• 600 000 malentendants portent un appareil auditif
• 80 000 utilisent la LSF