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Les grades en aïkido

par Alban publié le 17.06.19

Le mois de juin, c'est le moment de l'année qui est traditionnellement consacré à la préparation et aux passages des grades « kyu » au sein des Dojos. C'est la période également choisie par les Fédérations  pour l'organisation des examens de grades « dan ». Mais à quoi correspondent ces grades ? Que signifient-ils ? Est-ce un passage obligé pour le pratiquant ? Sans revenir sur les polémiques que soulève l'organisation des passages de grades fédéraux en France, sans revenir non plus sur les questions de subjectivité dans l'évaluation, je vais essayer de donner des éléments factuels et d'expliquer un peu la façon dont nous abordons la question des grades au sein du Shoshin Dojo.


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Un peu d'histoire…

Les écoles de budos traditionnels (« koryū ») avaient organisé un système de délivrance de certificats de transmission des connaissances ou d'autorisation d'enseignement que l'on nomme « menkyo ». Cette organisation garantissait notamment la filiation des écoles et la préservation de leur enseignement. Ce système traditionnel reste encore d'actualité pour bon nombre de ces écoles. Le système des grades « dan » est appliqué aux budos modernes (« gendai budō »).

 

 L’apparition de l'échelle de grades telle que nous la connaissons est donc tout à fait récente. C'est Jigoro Kano, le fondateur du judo, qui l’aurait instaurée au tournant du XIXe et du XXe siècle.

 

Comme le judo est la discipline martiale qui s'est le plus tôt et le mieux exportée au-delà des frontières du Japon, cette structuration de l'enseignement en grades  a été empruntée naturellement par les autres disciplines. C'est d'autant plus vrai pour l'aïkido en France, puisque que les premiers enseignants étaient déjà des professeurs de judo. C'est donc le système que nous utilisons encore aujourd'hui.

 

Deux types de grades

Les grades sont effectivement de deux sortes en aïkido. Il y a les « kyu » (du 6ème au 1er) représentés par une ceinture blanche (à laquelle s'ajoutent éventuellement des ceintures de couleurs), et les « dan » à partir de la ceinture noire. Le débutant qui monte pour la première fois sur le tatami est donc 6ème kyu (« mu-kyu »).

Décernés au sein d’un Dojo par le ou les enseignants habituels de l’élève, les « kyu » jalonnent la progression du débutant dans l’apprentissage des fondamentaux. Ces grades n’ont donc de valeur qu’au sein du club qui le décerne et en cas de changement de Dojo ou de fédération, l’élève peut être amené à devoir refaire ses preuves. Une durée est respectée entre chaque niveau mais en fonction des Dojos et du mérite de l’élève, certaines étapes peuvent être sautées pour accélérer la progression d’un élève particulièrement doué et motivé. En fonction des Dojos, le grade peut être décerné après un examen formel portant sur une partie plus ou moins importante du « catalogue technique » ou sur simple décision discrétionnaire de l’enseignant qui jugera alors que l’élève a atteint le niveau requis.

 

Il appartient donc à chaque enseignant, au sein de son Dojo, d'imaginer les modalités de cette évaluation et de définir les compétences techniques attendues des élèves pour chaque étape d'apprentissage.

 

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Au sein du Shoshin Dojo, c'est le Comité technique — qui réunit tous les enseignants — qui établi cette progression. Elle se présente sous deux formes. Il y a d'abord des grilles de nomenclature — que nos élèves connaissent bien — qui définissent très précisément le programme des techniques que doivent présentées les élèves. Enfin, chaque grille s'accompagne de son tableau de compétences. Comme notre objectif est d'amener les élèves à se présenter un jour au grade « dan », les passages « kyu » se déroulent comme un examen fédéral. Ces examens formels impliquent la mise en situation du pratiquant, explorent ainsi ses connaissances techniques et son comportement général (connaissance formelle des techniques, intégrité, shisei…).

En France, les grades « dan » (à partir de la ceinture noire) sont délivrés dans le cadre fédéral. C'est la CSDGE qui les délivre. Cette commission, valide chaque année la liste des pratiquants ayant satisfait aux critères d’évaluation des grades. Les examens, quant à eux, sont organisés par l'UFA (Union des Fédérations d'Aikido) qui regroupe la FFAAA  — notre fédération d'affiliation — et la FFAB. C'est compliqué mais nous dépendons de l'organisation du Sport en France. Les courants d'aïkido qui ne s'inscrivent dans aucune fédération reconnue par l'État ont d'ailleurs leur propre organisation et leurs propres examens ou système de délivrance. Nous respectons leur démarche mais ce n'est pas le choix que nous avons fait au Shoshin Dojo.

 

Grades Aikikai : un troisième type de grade pour compliquer…

En effet, en France, les seuls grades « dan » reconnus par l'État sont ceux délivrés par la CSDGE.  Ces « dan » n'ont de valeur qu'en France. Pas en Suisse, pas en Turquie, ni au Canada et pas davantage au Japon. Une preuve supplémentaire du particularisme culturel de notre pays. Cependant, il est possible de passer des grades « aikikai » qui sont délivrés par la Fondation Aikikai. Cette organisation a été créée en 1948 par Kisshomaru Ueshiba — le second Dōshu — avec l'appui d'O Sensei pour organiser le développement de l'aïkido.

Pour résumer la situation : l’État français ne reconnaît pas les grades décernés par l’Aikikai — sauf à partir du 5ème dan — et réciproquement, l’Aikikai ne reconnaît pas les grades français. Mais au sein de chaque fédération, des techniciens sont habilités par l'Aikikai pour délivrer ces grades dits « japonais ». Il est de coutume qu’on ne propose un élève à un examen ou à un grade « aikikai » qu’une fois celui-ci titulaire du grade français du niveau correspondant. Certains pratiquants tiennent à obtenir ces grades, mais la plupart ne font pas cette démarche.

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De la couleur

Vers la fin des années 20, à Londres, le centre européen de judo, dirigé par Gunji Koizumi, élabore partiellement un système de couleurs pour les « kyu ». Ce système sera ensuite repris et perfectionné par Kawaishi Mikinosuke installé en France. Les ceintures de couleur, correspondent donc aux grades intermédiaires entre les premiers pas du débutant et la ceinture noire. Ces ceintures seraient plus adaptées à la « mentalité occidentale » où les pratiquants supportent mal de rester au même niveau pendant plusieurs années sans acter visuellement d’une progression. Il en est de même du hakama dont le statut a évolué progressivement pour devenir aujourd'hui un marqueur de progression dans la pratique. Rappelons qu'au départ, il n'est qu'une tenue porté dans les arts martiaux plutôt traditionnels (cf. article de Romuald).

Aujourd'hui, certains Dojos refusent par principe d'utiliser ce système de couleurs et leurs élèves conservent la ceinture blanche jusqu'à l'obtention du « shodan ». Pour ce qui nous concerne, nous avons adopté la couleur. Nous ne nous plaçons pas dans une démarche traditionaliste et ce système présente un intérêt évident avec nos pratiquants les plus jeunes. En effet, les enfants sont très sensibles à tout ce qui peut signifier de manière formelle leur progression ou leur place au sein d'un groupe. La couleur remplit très bien ce rôle. C'est à la fois simple et évident. Et puis, voir une fois la fierté et la joie des enfants lorsqu'ils reçoivent leur nouvelle ceinture de la main de leurs enseignants suffirait à convaincre les plus sceptiques. Par extension, nous utilisons ce système pour les adolescents et les adultes.

 

Quelle utilité pour les enseignants ?

L'évaluation est inhérente à tout acte pédagogique. Qu'elle soit formelle ou non, elle s'impose à l'enseignant de facto. Au Japon, de manière traditionnelle, elle n'est pas forcément très lisible pour les élèves. Ce qui ne signifie pas pour autant que les enseignants n'ont pas établi de critères d'évaluations. Sont-ils les mêmes que les nôtres ? Probablement pas tout à fait. Parce qu'il se trouve que la France n'est pas le Japon et que notre façon d'aborder les choses diffèrent nettement.  Il en va de même pour l'acte pédagogique et la relation prof–élève qui en est la matrice. De plus, comme nous l'avons évoqué plus haut, notre discipline est rattachée au Ministère des Sports — ce qui fait bondir certaines écoles et sans doute pour des raisons entendables — et cette organisation oblige nos instances fédérales à répondre à certaines attentes du politique en termes de structuration de l'enseignement, de formation des enseignants, de préparation aux examens, de l'évaluation et de la délivrance des grades « dan ». Du coup, notre démarche pédagogique s'inscrit dans une logique bien définie.

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Je n'aborderai pas ici les sujets polémiques autour de cette question, mais toujours est-il que ce fonctionnement ne pose pas de problème aux enseignants de notre Dojo. Nous sommes plusieurs professeurs, et pour nous, il est important de pouvoir partager de manière claire sur ce que nous demandons à nos élèves. Nous connaissons les critères d'évaluations des grades « dan », à nous d'organiser en conséquence la progression des élèves tout au long des grades « kyu » pour amener sereinement ceux qui le souhaitent aux examens fédéraux.

Les grades permettent aussi à chaque pratiquant de se situer au sein d'un groupe. Un débutant peut comprendre ce qu'on attend de lui en regardant les élèves un peu plus gradés que lui ; un élève 2ème « kyu » peut jauger du travail à fournir en observant les élèves 1er « kyu ». Il ne s'agit pas ici de demander aux élèves de se comparer entre eux, mais d'un moyen qui leur est offert de saisir l'échelle de progression dans laquelle ils s'engagent. Dans ce cas, le système de grades est un outil pédagogique tout à fait pertinent.

Bien évidemment, les grades que nous décernons ne sanctionnent pas uniquement des compétences techniques. Il ne s'agit pas d'un système rigide. Les qualités humaines, le niveau de motivation, d'engagement dans la vie de Dojo et le volume de travail fourni sont autant d'éléments que nous prenons en compte pour décider d'attribuer un grade ou non. Tout ceci fait l'objet d'appréciations individuelles qui viennent nourrir une décision partagée.

 

L'échelle des grades est donc un outil qui favorise — qui oblige ? — la structuration d'une démarche pédagogique. En ce sens, elle a toute sa place dans la méthodologie du professeur d'aïkido.

 

Quelle utilité pour les élèves ?

Comme dit précédemment, le grade permet de se situer dans un groupe et dans une pratique : où est-ce que j'en suis ? Alors, bien évidemment, le grade ne répond que de manière partielle à cette question. Il n'en reste pas moins pertinent.

Bien sûr, le grade ne doit pas devenir une fin en soi. Il faut se méfier de la fameuse « course aux grades ». Qu'il soit un élément de motivation, en toute honnêteté, c'est plutôt normal et ça ne constitue pas à mon sens un argument suffisant pour le vouer aux gémonies. Si certains pratiquants ont besoin de cet objectif pour continuer à travailler et à progresser… Et bien tant mieux. Car au final c'est bien ce qui compte.

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Il y a finalement peu d'occasions de relever des défis palpables en aïkido. Bien sûr, il y a quotidiennement des choses à travailler : améliorer sa connexion au partenaire, passer sa technique en utilisant le minimum de force musculaire, se déplacer et se placer au bon moment… La liste est interminable. Et nous voyons bien que ces objectifs sont des idéaux que la plupart d'entre nous ne feront qu'effleurer — dans le meilleur des cas. C'est toute la difficulté et à la fois toute la beauté des arts martiaux. Parce qu'au final, c'est ce travail incessant qui fera de nous des individus meilleurs. En tout cas, nous le croyons. Toujours est-il que, dans ce contexte, le grade apparaît comme l'un des rares défis mesurables et finalement atteignables de manière très concrète par le pratiquant.

 

Les plus critiques diront qu'il s'agit d'une « carotte » ; pour ma part je dirais que le grade est un jalon et une source de motivation normale qui ne dévoie pas par nature l'essence de l'aïkido. Tout dépend de la place que lui donnera le professeur dans le cadre de son enseignement.

 

D'autant que les élèves n'ont aucune obligation de se prêter au « jeu » des grades. Bon, pour les enfants, la question ne se pose pas vraiment. Ils adhèrent d'emblée au principe. De toute manière, ils ont — malheureusement ? — l'habitude d'être évalués. De manière très formelle à l'école ; de manière implicite par les adultes qui les entourent et par leurs paires. Dont acte. Mais dans l'absolu, les adultes pourraient très bien refuser de se soumettre aux examens. Il me semble que la chose est assez rare pour les grades « kyu » passés auprès de l'enseignant. Mais c'est beaucoup plus commun pour ce qui concerne les grades fédéraux. Au final, la décision revient bien à l'élève de préparer ou non des grades. C'est là aussi l'intérêt d'une discipline comme l'aïkido : les élèves n'ont pas d'obligation de résultats. Contrairement aux sports classiques, il n'y a pas d'injonction à la performance en aïkido. L'élève fixe son rythme et ses objectifs propres dans le cadre de la pratique. Charge à l'enseignant de l'accompagner au mieux.

 

Quels critères au Shoshin Dojo ?

Alors… Je n'énumérerai pas ici de manière exhaustive les critères que nous observons pour l'attribution des grades. Ça ne me semble pas être l'endroit approprié. D'autant le Comité technique du Dojo travaille régulièrement sur cette question et qu'ils sont donc amenés à évoluer. De plus, comme évoqué plus haut, ces critères n'interviennent pas seuls dans l'évaluation des élèves. Mais voici quelques éléments qui pourront vous donner une idée.

5ème kyu :

À ce stade, les élèves sont encore des grands débutants. Nous attendons globalement qu'ils aient intégré la position « hanmi », qu'ils présentent une garde (« kamae ») correcte, qu'ils soient capables de sortir de la ligne en ayant compris les notions de « omote » et « ura ». Nous leur demandons de travailler de manière statique et ils sont interrogés sur des techniques « simples » — même si rien n'est jamais vraiment simple. Et bien évidemment, le travail d'« ukemi » n'est pas oublié et nous leur demandons d'être en capacité d'exécuter les chutes de base.

4ème kyu :

Nous demandons à ce stade que les trois phases qui constituent les techniques (entrée, déséquilibre, immobilisation ou projection) soient lisibles lors de la démonstration. Nous sommes toujours sur une forme de travail statique. Nous devenons plus exigeants sur les questions de « omote » et « ura ». D'un point de vue plus global, il faut que l'élève soit centré sur son partenaire et qu'en tant que « uke », il ne s'oppose plus à la réalisation de la technique — c'est là le défaut de nombreux débutants.

aikido_ikkyo_immobilisation

3ème kyu :

Nous commençons à intégrer le travail dynamique et le « hanmi handachi waza » fait son entrée dans la nomenclature demandée. Le candidat doit donc faire preuve d'une certaine aisance dans ses déplacements. Ceci est corrélé par le fait que nous lui demandons notamment de commencer à intégrer dans sa pratique les notions d'axes, de distances et d'angles. Nous lui demandons également d'être en mesure de créer un déséquilibre.

2ème kyu :

Maintenant, le travail dynamique doit être bien installé et les déplacements en « suwari waza » ne doivent plus présenter de difficultés majeures. L'élève doit être centré durant toute l'exécution de la technique qui doit être fluide. Il doit créer le déséquilibre mais aussi commencer à l'entretenir. D'une manière globale, le candidat doit vraiment avoir gagné en mobilité depuis le grade précédent. Cela doit se traduire notamment par une certaine disponibilité et le fait de travailler avec l'ensemble du corps — et pas uniquement les bras.

1er kyu :

Dernière ligne droite avant de se présenter à l'examen du « shodan ». La connaissance formelle des techniques doit être très nettement en place et le travail doit être dynamique. La nomenclature s'étoffe encore notamment en ce qui concerne le « tanto dori » (travail au couteau). En plus de la création et de l'entretien du déséquilibre, nous demandons maintenant au candidat de commencer à le gérer en s'adaptant au partenaire. Les notions d'axes, de distances et d'angles doivent être comprises même si elles ne sont pas encore complètement intégrées. L'élève doit être à l'aise dans ses chutes et se montrer disponible en tant que « uke ».

Voilà rapidement ce sur quoi repose notre préparation ainsi que notre jugement pour attribuer les grades « kyu ». Pour nos élèves les plus jeunes, nous avons adapté ces critères et nous utilisons des ceintures intermédiaires comme le font la plupart des Dojos. Pour les critères des grades « dan » établis par la CSDGE, je vous laisse les découvrir directement sur le site de la FFAAA.

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Il y aurait bien évidemment plein d'autres choses à dire sur le sujet… Sur la question de l'égo qui peut se jouer autour des grades ; sur la gestion de la préparation tout au long de l'année ; sur les modalités des examens fédéraux et donc sur les questions soulevées quant à l'évaluation des candidats — pour ceux que ça intéresse, Léo Tamaki abordait la question sur son blog il y a déjà quelques années…

Vous l'aurez compris, le sujet est vaste et cet article déjà bien long. Aussi ai-je décidé de me limiter à certains aspects uniquement. Le reste suivra peut-être dans un prochain article. Merci de m'avoir lu jusqu'au bout.

 


Les très belles photographies qui illustrent cet article sont l’œuvre de Penny Maycock.